3. Quel Dieu prions-nous?

Aux origines de cette requête

Ma requête remonte très loin : dès les années 35, à l'âge de 15 ans, je constatais un dialogue de sourds entre le monde et l'Église et, la désaffection croissante ces dernières décennies, je l'impute aussi à l'inadéquation du langage de la théologie, de la catéchèse et de la liturgie. Ma recherche depuis a été encouragée par la pensée du Père Zundel.

Dans les années 50, j'ai participé aux premières équipes liturgiques paroissiales. Après le Concile, j'ai pu participer à la mise au point des premières prières eucharistiques post-conciliaires en français. Mais les censeurs romains limitèrent les remaniements demandés à de trop modestes retouches.

Depuis le Concile, les oraisons et les cantiques connaissent des essais de création et d'adaptation, souvent fort heureux, mais l'ensemble reste généralement marqué par le genre de prière de demande, qui prie et supplie Dieu, qui fait passivement tout attendre de Dieu et de sa Providence, qui fait des recommandations à Dieu, ou attire son attention sur des drames qu'il semblerait ignorer.

Ce que Zundel nous dit de Dieu appelle une révision générale dans la formulation de nos prières.

On peut se demander si, malgré quelques retouches, la formulation des prières dont nous avons hérité ne se ressent pas encore trop de leurs origines : des racines païennes, puis de certains Psaumes, de certains comportements dans l'Ancien Testament et de la mentalité sémitique; ensuite, du style impérial romain ou de l'Ancien Régime, où, dans la société, il convenait de supplier sans fin l'empereur, le roi ou ses barons, un style obséquieux, humilié, devant un monarque arbitraire, tout puissant, tyrannique, qui avait besoin, pour s'émouvoir, d'une dose considérable de supplications. Et où il fallait faire intervenir des notables de sa cour (Cf. les litanies des saints).

Quel Dieu prions-nous ?

Dans l'Ancien Testament, il y a des passages où, pour ses fidèles, Dieu est bon, miséricordieux et maternel (la majeure partie du Psautier, Isaïe, Osée, etc.). Néanmoins, dans de fort nombreux cas, le Dieu de l'A.T., c'est du moins ce qu'en retiennent la plupart des gens, est d'une très grande sévérité : il se fâche, se met en colère et se venge ; c'est celui qui chasse du paradis terrestre Adam et Eve et toute leur descendance, celui qui déclenche le déluge ou met le feu à Sodome et Gomorrhe, qui jette la confusion parmi les bâtisseurs de la tour de Babel et menace des pires châtiments ceux qui ne respectent pas sa loi (Lev.26). On en trouve aussi quelques traces dans le Nouveau Testament.

Un Dieu dangereux, menaçant et terrifiant ?

- Dans l'Ancien Testament :

Le peuple dit à Moïse :"Parle-nous, toi, mais que Dieu ne nous parle pas, car alors nous mourrons" (Ex 20.18, cité par Zundel, dans Quel homme et quel Dieu.?) et encore: L'homme ne peut pas voir ma face et demeurer en vie" (Ex 33.20), "Nous allons mourir car nous avons vu Dieu" (Jg 13.22)

Après l'aventure du veau d'or, il y eut des coups de tonnerre (Ex 19.19), Yahwé dit à Moïse : "Ma colère va s'enflammer contre eux et je les exterminerai…" (Deut 7.4); et ailleurs: "Je vous châtierai au septuple de vos péchés" (Lev 26.18), c'est-à-dire bien plus que la loi du talion : "œil pour œil, dent pour dent" (Ex 21.24, Lev 24.20).

- Dans le Nouveau Testament :

Bien que moins fréquemment que dans l'A.T., dans certains passages du N.T., il est fait état de la colère de Dieu, de la sévérité de son jugement, des maudits et des condamnés. A travers les siècles, on a souvent retenu en priorité ces passages et les menaces de l'enfer des réprouvés.

- Exemple dans les prières médiévales :

Le cantique Dies irae, composé au 13e siècle, et qui était en grand usage jusqu'à la réforme liturgique post-conciliaire, est représentatif d'une certaine conception de Dieu. Citons-en quelques passages : "Jour de colère et d'épouvante ... la terreur se répandra lorsque le juge apparaîtra, le juste à peine est rassuré ... vous seriez juste en punissant... ma prière a peu de valeur ... le front courbé je vous supplie..."

Au bas Moyen-Age, entre le 13e et le 16e siècles, nos pays ont subi une suite de calamités : des guerres incessantes, notamment la guerre de cent ans, des famines, la peste noire. Et l'on n'y peut rien. C'est la panique. Alors on invoque comme on peut le Tout- Puissant, qui semble lointain et difficile à émouvoir, mais qui est seul à pouvoir intervenir. On se fait humble, on supplie. Ce sont les litanies et les rogations, la prière pour la pluie, etc. : "Ora pro nobis ... Te rogamus audi nos (priez pour nous)..

De nombreux films s'en sont inspirés: Jour de colère, de Dreyer en 1943, Le 7e sceau, de Bergman en 1965, Aguirre ou la colère de Dieu, de Herzog en 1971. C'est la terreur.

- Les prières liturgiques de la messe

Le Père Verhoy, de Lille, fait remarquer que "dans le Missel romain d'avant le Concile, en usage jusqu'en 1966, les mots de pardon, pitié, salut, étaient prononcés 17 fois en moins de trois minutes avant le Gloria"; il ajoute : "une chance qu'on ait affaire au Bon Dieu "

Dans les Prières Eucharistiques post-conciliaires, cela s'est atténué, mais c'est toujours la même tonalité : "nous t'implorons, nous te supplions, accorde-nous... "

Alors on fait justement ce que Jésus reproche aux païens : "Dans vos prières, ne rabâchez point comme font les païens : ils s'imaginent qu'en parlant beaucoup, ils se feront mieux exaucer" (Mt 6.7). On a hérité d'un mélange de confiance, de crainte et de supplications.

Et l'on remonte aux origines avec le Kyrie eleison dont les rites orientaux sont insatiables.

Ce Dieu que l'on craint (Cf "Dies irae"), ce Dieu qui menace, ce Dieu qui limite, ce Dieu lointain et absent, si ce n'est indifférent, est-ce le Dieu de Jésus? Est-il compatible avec celui que représentent la parabole du père de l'enfant prodigue, l'épisode du refus de lapider la femme adultère et qui demande que l'on pardonne 77 fois (Mt 18.22), et même qu'on aime ses ennemis (Mt 5.44) ?

Ce Dieu que l'on supplie sans cesse pour limiter le châtiment, pour limiter les dégâts, la façon de le supplier, n'avons-nous pas projeté sur Dieu nos propres imperfections ? Car l'Evangile nous révèle un Dieu tout autre, qui est amour et tendresse, qui donne et qui pardonne.

Dans certains passages de l'A.T. notre attention est aussi orientée vers un Dieu de miséricorde, un ami, un père ou une mère. De même lorsque Yahwé vient à la rencontre d'Elie, il n'est pas dans l'ouragan, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans une brise légère (I R 19).

Mais trop souvent on s'est laissé influencer par l'image la plus dure de Dieu que rapporte l'A.T. dans sa majeure partie, et pas assez par celle du Dieu amour que nous révèle surtout Jésus, de sorte que la formulation de nos prières ne s'y conforme pas. Il faudrait les ré-orienter.

Une nouvelle orientation possible

De nombreux passages de l'Evangile ou d'auteurs spirituels le justifieraient. Pour une première série de références, je citerai les passages de l'Evangile qui m'inspirent le plus et qui vont dans le sens que recommande Zundel: "Dans vos prières, ne rabâchez pas comme les païens, ils s'imaginent qu'en parlant beaucoup ils se feront mieux écouter. N'allez pas faire comme eux, car votre Père sait bien ce qu'il vous faut, avant que vous le lui demandiez" (Mt 6. 7-8). Et encore: "Si vous qui êtes imparfaits, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est aux cieux…" (Mt 7.11).

Et de façon très précise: "Dieu donne sa pluie aux bons comme aux méchants" (Mt 5.46)

Pour une deuxième série de références, je citerai d'abord St Augustin: "Dieu qui t'a créé sans toi, ne te sauve pas sans toi" (sermon 169); je citerai ensuite Maurice Zundel, qui répétait :"La création est une histoire à deux, Dieu et l'homme".

Trop souvent nos oraisons et nos cantiques semblent tout imputer à Dieu et nous déresponsabilisent : "Ouvre ma bouche, je chanterai tes louanges .. Ouvre mes mains, je serai généreux".

Si tout ne dépend que de Dieu, alors, quand ça ne va pas, en serait-il seul responsable ? Certes il y a ce qui dépend de Dieu, mais il y a aussi ce qui dépend de nous. "Ce qui dépend de nous, Dieu ne le fera pas à notre place" dit Zundel. Il ne s'agit pas de prier pour ce qui ne va pas, en nous déchargeant sur Dieu de nos responsabilités, mais de les assumer.

Zundel nous dit :"Dieu connaît nos besoins, mieux que nous, mais il ne peut rien sans nous... Dieu exauce toujours nos prières (disons : à sa manière), c'est nous qui ne l'exauçons pas." et encore :" Nous n'avons pas à solliciter son amour, il est disponible de façon permanente" (au Mont des Cats, décembre 1971, in Ta Parole comme une source, p.420).

On attribue à Saint Ignace de Loyola cette recommandation: "Prier comme si tout dépendait de Dieu, mais aussi agir comme si tout dépendait de nous".

Il est probable aussi qu'avec l'héritage sémitique, on ne fasse pas, dans le langage ou même dans les mentalités, la distinction entre la cause première (Dieu) et les causes secondes (nos interventions).

A quoi sert la prière de demande ?

Mes dernières références, c'est que nous sommes après la mort de Jésus, qui a prié et n'a pas été exaucé, après plusieurs génocides, le Goulag, et Auschwitz tout particulièrement, la bombe atomique, après les massacres plus récents du Rwanda : nous savons que Dieu n'intervient pas, ou du moins fort peu; il ne sert à rien de lui demander ce qu'il donnera en tout cas, ni non plus ce qu'il ne donnera pas ou bien ce qu'il attend de nous.

Il respecte la liberté des hommes, il attend d'eux qu'ils assument leurs responsabilités et agissent comme des frères.

Je ne crois pas du tout que nos prières puissent influencer Dieu et le faire changer d'avis ou le faire manipuler l'histoire. Dès lors la prière de demande, qui est un cri, pourrait avoir pour rôle de confirmer notre relation à Dieu et de mobiliser nos propres ressources potentielles. La prière ce n'est pas pour que Dieu nous écoute, mais pour que nous l'écoutions.

Et les miracles, dira-t-on ? Eh bien, en un sens, tout au long de nos vies, et sans la moindre demande, le miracle est permanent. Dieu nous donne infiniment plus que nous ne demandons, mais à sa manière, et sans remettre en question ce que j'appelle "la règle du jeu". Mais pour ce qui est de miracles ponctuels, sur demande, s'il y en a, nous savons bien qu'ils sont, tout au plus, rarissimes et il y a intérêt à faire comme s'il n'y en avait pas.

Ré-écrire nos prières

Si l'on veut tenir compte de ces motifs, on voit tout de suite que la plupart de nos oraisons et de nos cantiques sont à réécrire. Pourquoi pas ?

Parfois de simples retouches permettraient d'en tenir compte et de remplacer la forme de demande par une forme de confiance.

Exemples:

- Au lieu de dire: "Ne laisse pas les ténèbres m'envahir", on pourrait dire: "Tu ne laisses pas les ténèbres m'envahir."

- Au lieu de dire :"Donne à ceux qui demandent, fais trouver ceux qui cherchent, ouvre ton cœur" , on dirait : "Tu donnes à ceux qui demandent, tu fais trouver ceux qui cherchent, tu ouvres ton cœur ". Ou encore: "Tu donnes l'essentiel à ceux qui te font confiance".

- Au lieu de dire :"Multiplie tes gestes de miséricorde" (Année A, 16e dimanche ordinaire) ne pourrait-on pas dire : "Tu multiplies les gestes de miséricorde".

- Au lieu de dire : " Seigneur, prends pitié", je dirais plutôt : "Seigneur, Tu prends pitié".

- Enfin pour la prière universelle, au lieu de dire : "Seigneur, écoute-nous, Seigneur exauce-nous", on pourrait dire: "Seigneur éclaire-nous, Seigneur inspire-nous".

On ferait ainsi crédit à Dieu pour sa bonté et sa prévenance; on remplacerait une bonne partie de la prière de demande, par une prière de confiance et l'on invoquerait l'Esprit Saint (Lc 11.13) en vue d'agir dans la charité pour ce qui dépend de nous. Face aux aléas, je ne demande pas à Dieu d'en infléchir le cours, mais de me donner la force d'y faire face, au mieux.

Dans le partage du pain et du vin nous trouvons une incitation à une vie de partage, un engagement à le faire.

Réécrire le Notre Père

Exprimant dans une société patriarcale notre relation à Dieu, le Notre Père s'adressait à Dieu comme Père, ce qui dévalorise la Mère. Pour notre temps, nous dirions "Notre Père et Mère". Exprimé dans une mentalité sémitique, on ne distingue pas les causes secondes de la cause première, on attend tout de Dieu, sans s'engager en quoi que ce soit.

Voici un essai qui tient compte de ces remarques:

Notre Père et Mère, qui es aux cieux,

Toi que Jésus nous a révélé

Pour nous aimer les uns les autres

Comme tu nous aimes

Tu nous aides à produire et à partager

Le pain que tu nous donnes

A pardonner comme tu pardonnes

Et à surmonter la tentation

Pour bâtir ensemble

Un monde solidaire et fraternel


"JE CROIS, MAIS PARFOIS AUTREMENT" , Paul Abela
Edition L'Harmattan, collection "Chrétiens autrement" 160p. 14€,
ou chez l'auteur, 15 € port compris (52 rue Liancourt, 75014 Paris) 


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